LES ŒUVRES DOGORIENNES

Etienne flou

Entretien avec Etienne Perruchon à propos de Dogora
et du répertoire dogorien

Pouvez-vous nous parler de l'origine de cette "langue", le dogorien.

Cette idée du dogorien est née un peu par hasard mais d'une façon très cohérente. En 1996, je travaillais à l'écriture d'une musique de scène pour un texte de Peter Turini Eléments moins performants mis en scène par Charlie Brozzoni. L'action de ce drame avait été transposée dans un pays imaginaire d'Europe centrale. Le spectacle était monté sous forme de "musical", c'est-à-dire que les scènes étaient ponctuées par des chansons interprétées par une troupe de comédiens chanteurs. Charlie Brozzoni voulait que je mette en musique non pas des passages du texte théâtral, mais des poèmes que Peter Turini aurait écrit. Ces textes ne sont jamais arrivés et je me retrouvais avec des mélodies sans paroles. L'idée m'est donc venue de raccorder avec l'idée du pays imaginaire en inventant un grommelo que j'avais baptisé à l'époque le brozzof. Je me suis vite pris au jeu de ce "trompe-l'oreille" et les comédiens également. Ce fut une réussite parfaite car les personnages se mettaient à chanter dans cette langue incompréhensible dès que les mots n'étaient plus assez forts pour faire passer une émotion particulière liée à une situation précise.

 

C'est donc à partir de ces chants que vous avez composé la suite d'orchestre Dogora ?

Tout à fait. En 1999, j'ai reçu une commande de l'École de Musique de Chambéry en Savoie pour une grande œuvre pour chœur et orchestre célébrant le passage à l'an 2000. Etrangement, il n'y avait pas d'auteur de livret pour ce projet. J'ai tout de suite pensé à proposer mes chants dogoriens que j'aurais voulus composer dès le départ pour une grande formation chorale et orchestrale. L'idée a tout de suite plu au directeur du Conservatoire et aux chefs de chœurs, d'autant que des chorales étrangères devaient se joindre à cet événement. J'ai donc écrit une œuvre de 28 minutes pour chœur mixte, chœur d'enfants et orchestre d'après les mélodies des chants composés pour le spectacle Eléments moins performants. J'ai baptisé cette suite Dogora du nom d'un des chants.

 

C'est cette version qui a inspiré à Patrice Leconte l'idée d'en faire un film. Mais comment avez-vous procédé pour composer les nouveaux titres ?

Patrice Leconte connaissait la version chambérienne de Dogora et il m'a demandé si je pouvais rallonger cette œuvre pour en faire un film. En fait, j'ai repris mon manuscrit et j'ai retravaillé les titres existants. J'ai composé d'autres chants afin d'atteindre une durée de 70 minutes de musique. J'ai simplement continué mon expérience dogorienne sans me soucier des images que Patrice Leconte allait y mettre dessus. D'ailleurs, je n'avais aucune idée de ce qu'il allait faire, je savais seulement qu'il tournerait au Cambodge. Donc de 28 minutes, l'œuvre est passée à 70 minutes. Les 21 titres de Dogora constituent un ensemble équilibré et c'est cette version qui est jouée en concert.

 

Des milliers de choristes ont déjà chanté Dogora devant des salles enthousiastes.
La dogoramania gagne du terrain à chaque concert !
Comment expliquez-vous ce succès ?

J'ai du mal à expliquer ce phénomène. Peut-être est-ce que cette œuvre est arrivée au bon moment ? Je me rends compte cependant que cette partition et ce concept du dogorien ont un fort pouvoir émotionnel. C'est un peu comme si cette œuvre avait manqué au répertoire. Un choriste m'a dit un jour : « Dogora c'est le chaînon manquant entre la musique pop et la musique classique ». C'est certainement exagéré mais il y un peu de cela. Le caractère profondément populaire de ces chants dogoriens doit sûrement faire ressurgir des racines communes à tous ces gens.

 

Vous avez ensuite composé une nouvelle œuvre d'inspiration dogorienne Tchikidan mais cette fois-ci pour voix d'enfants. Pourquoi ?

J'ai toujours et encore plein d'idées et d'envies dans cet univers que je me suis inventé. Je m'y sens bien. Pour Tchikidan, j'avais depuis longtemps en tête le désir d'écrire spécifiquement pour chœur d'enfants. J'ai toujours voulu mettre en valeur le timbre des voix d'enfants et l'émotion qu'elles dégagent. Grâce au dogorien, j'ai pu réaliser cela. Je voulais que Tchikidan prenne les enfants au sérieux et que la partition leur propose une large palette de sentiments. C'est très émouvant d'entendre des enfants chanter la peine ou la colère et toujours aussi touchant de sentir la joie profonde dans leurs voix. Cette partition est à mon sens plus théâtrale. On sent presque un récit à l'écoute de l'œuvre. D'ailleurs c'est pour Tchikidan que j'ai le plus écrit sur la légende dogorienne !

 

Et puis il y a maintenant Skaanza ... comment est née cette nouvelle œuvre ?

Après la récente tournée de concerts Dogora, je voulais continuer mon travail sur la pratique collective du chant. Je me suis passé commande à moi-même d'une nouvelle partition ! Cette envie de continuer ce type de répertoire de chants "populaires" m'a conduit naturellement vers l'écriture de Skaanza. De plus, les différents voyages que j'ai faits ces derniers temps (au Maroc, en Suède, au Chili, en Chine) m'ont permis d'élargir mon imaginaire dogorien.

 

Quelle particularité apporte Skaanza par rapport à Dogora et Tchikidan ?

Dogora est une partition pour chœur mixte et chœur d'enfants. Tchikidan est écrit pour chœur d'enfants avec participation du public dans le final. Skaanza est un peu le concentré de tout cela. L'œuvre fait appel aux chœurs mixtes et chœur d'enfants, mais cette fois-ci le public est impliqué tout au long de l'œuvre. J'ai voulu également que l'aspect "mélodies populaires" soit plus fort encore. Pour cela, j'ai d'abord écrit toutes les mélodies à une voix. Il existe même deux versions des chœurs pour Skaanza : une pour chœur mixte et l'autre pour voix de femmes et voix d'hommes à l'unisson.

 

C'est donc une œuvre conçue pour le concert...

Oui, bien entendu. Les trois sont conçues pour le concert ! Mais avec Skaanza, les gens qui joueront l'œuvre auront la possibilité d'en faire un véritable moment de partage. D'autre part, la version pour "voix unique" est faite pour intégrer des chœurs amateurs constitués pour l'occasion. Par exemple, j'aimerais que dans les entreprises, dans les associations sportives, partout où des gens vivent ou travaillent ensemble, des chorales se montent, travaillent Skaanza et le jouent en concert. Je rêve de cela, que des populations de chanteurs naissent partout grâce à cette œuvre !

 

La légende dogorienne inventée il y a 10 ans vous inspire toujours autant. Qu'en est-il des Dogoriens dans Skaanza ?

Cette histoire de Dogoriens n'est qu'un prétexte artistique pour parler de l'humanité. J'avais besoin de cela pour solliciter mon imagination. Maintenant le dogorien est en moi comme une évidence. Oui je m'invente toujours des histoires, mais cela devient secondaire maintenant. Pour Skaanza, je m'étais dit que ces nomades se retrouvaient pour faire des grandes fêtes où ils s'apprenaient des chants nouveaux et les partageaient.
Vous voyez, la fiction rejoint la réalité !